Philibert vous propose de découvrir les métiers qui peuplent le monde du jeu de société. À travers des portraits humains, nous en apprendrons plus sur certains rouages de la sphère ludique. Dans ce septième épisode, nous avons échangé avec Antoine Prono, qui nous présente son travail de traducteur freelance.
Philibert : Salut Antoine, peux-tu te présenter ?
Antoine : Je m’appelle Antoine Prono, j’ai 38 ans et je suis traducteur freelance spécialisé dans le jeu de société depuis 2017 au sein de Transludis, société que j’ai créée.
Philibert : Peux-tu nous parler de ta formation et de ton parcours ?
Antoine : Après un bac L, j’ai fait une licence puis un master de traduction avec plusieurs semestres à l’étranger, notamment en Autriche. À la fin de mes études, en 2008, j’ai rejoint l’équipe de Days of Wonder et j’y suis resté huit ans. Ensuite, j’ai travaillé durant un an chez Funforge avant de lancer ma structure en 2017.
Philibert : Comment es-tu arrivé dans le milieu ludique ? Et pourquoi avoir choisi de te spécialiser dans le jeu ?
Antoine : J’étais déjà joueur à l’époque et je voulais allier ma passion et mes compétences. Ne pas me lancer tout de suite à mon compte m’a permis d’accumuler suffisamment d’expérience et un solide réseau avant de sauter le pas. Il n’y avait quasiment aucun traducteur professionnel spécialisé dans le jeu lorsque j’ai pris le risque de me lancer, mais j’avais quand même beaucoup étudié le terrain au préalable.
Philibert : Un traducteur dans le jeu doit-il avoir une grosse culture ludique ?
Antoine : Oui, et c’est absolument indispensable pour plusieurs raisons : jouer régulièrement, cela permet d’acquérir ou d’entretenir un certain lexique. On a coutume de dire qu’un bon traducteur doit lire ; de la même manière, un bon traducteur de jeu de société doit jouer. Ensuite, il est nécessaire de savoir « sentir » le jeu, comment il se joue, et comment l’expliquer. Enfin, jouer souvent permet de se tenir au courant des nouveautés ou évolutions du loisir.
Philibert : Quand tu travailles sur un projet, qui sont tes interlocuteurs ?
Antoine : L’éditeur est le donneur d’ordres. J’ai aussi souvent l’adresse mail de l’auteur pour lui poser mes questions (ce qui arrive souvent).
Philibert : Quels sont les besoins en traduction dans le monde du jeu ? Quels documents ou supports nécessitent d’être traduits ?
Antoine : Les besoins en traduction augmentent à mesure que le nombre de jeux augmente. Tous les éléments qui affichent du texte doivent être traduits : la règle du jeu bien sûr, mais aussi la boîte, le dos de boîte, les cartes, les plateaux, les planches de tuiles ou de pions s’il y a du texte dessus, et parfois même certaines illustrations. En plus de la traduction proprement dite, un traducteur effectue des tâches de veille, de recherche documentaire, de rédaction, de relecture, et parfois de communication et de marketing, surtout s’il est seul à gérer sa barque.
Philibert : Le métier de traducteur s’exerce-t-il différemment dans le monde du jeu ?
Antoine : Le monde du jeu reste une niche où beaucoup de gens se connaissent ou à défaut, sont capables de mettre un visage sur un nom. Je connais donc la plupart de mes clients, ce qui est très différent de ce qui se fait dans d’autres domaines où la mission de traduction tombe d’on ne sait où, pour on ne sait qui, et où le seul interlocuteur est une agence. De manière générale, j'observe que les délais sont aussi plus souples.
Philibert : Quelles qualités doit impérativement avoir un traducteur pour exceller ?
Antoine : Une excellente maîtrise de la langue de départ, une parfaite maîtrise de la langue d’arrivée (notamment en conjugaison, grammaire et orthographe), de bonnes compétences de rédaction, beaucoup de curiosité, de la rigueur et de la discipline et un niveau d’exigence élevé.
Philibert : Quel est le plus grand défi de la profession ?
Antoine : Transmettre. Le traducteur est un messager : son travail est de rendre accessible un texte qui ne le serait pas sans lui, le tout sans trahir la pensée ou l’intention de l’auteur original. C’est à la fois son plus grand défi et sa raison d’être.
Philibert : Comment vois-tu l’essor des IA du type Chat GPT et autres ? Le métier est-il amené à se réinventer ?
Antoine : Je ne crois pas au fantasme technologique qui consiste à dire, depuis quinze ans, que le métier de traducteur est promis à la disparition. Toutefois, les progrès rapides de l’IA et son accessibilité pour le grand public sont à prendre en compte dans notre activité. Aujourd’hui, il faut que tout aille vite – le jeu comme le reste – et l’IA est capable de travailler beaucoup plus vite qu’un humain. Je pense malgré tout que l’IA est encore trop brouillonne pour rivaliser avec un traducteur humain, notamment au sujet des traits d’humour, des références culturelles, des expressions propres au monde du jeu, etc. Finalement, ce sont les joueurs qui arbitreront cette situation. Tant que le travail de l’IA sera considéré comme insuffisant, bâclé ou en deçà de ce qu’attendent les joueurs, ils manifesteront leur désaccord ; et ce sera à nous de montrer notre savoir-faire pour qu’ils continuent de nous faire confiance. Mais si une majorité d’entre eux juge que finalement, le travail de l’IA n’est pas si mauvais, soit parce que leur niveau d’exigence est plus bas, soit parce que l’IA s’améliore jusqu’à l’atteindre, alors il faudra bien s’adapter.
Philibert : Est-ce que le traducteur mériterait plus de reconnaissance ?
Antoine : J’ai coutume de dire que le traducteur, c’est un peu l’orchestre de l’opéra. Il est dans l’ombre, il accompagne l’œuvre, son travail est indispensable, mais ce n’est pas lui qu’on applaudit à la fin. Par contre, s’il fait une fausse note, il est sûr d’attirer le feu de la critique. L’esprit humain est ainsi fait ; on va retenir une mauvaise note sur les centaines de notes jouées, comme on m’a déjà reproché d’avoir laissé une coquille sur des règles de dizaines de pages. En fait, c’est un métier de l’ombre et ça fait partie du job.
Philibert : Quelles sont les possibilités contractuelles pour travailler dans le monde du jeu en tant que traducteur ?
Antoine : Sauf exception, les missions de traduction sont ponctuelles et ne justifient pas la création d’un poste dédié. Il y a donc peu de traducteurs salariés dans le monde du jeu ; il y a par contre des salariés qui accomplissent des missions de traduction dans le cadre de leur fiche de poste (en plus d’autres tâches). Être freelance me paraît donc une meilleure approche, mais le problème se pose dans l’autre sens : pour faire exclusivement du jeu de société, il faut travailler avec suffisamment d’éditeurs pour être occupé tous les jours.
Philibert : En France, est-il possible de travailler exclusivement dans le jeu pour un traducteur ?
Antoine : Je pense être un des seuls à le faire. Je connais d’autres traductrices et traducteurs qui font du jeu de société, mais sauf erreur de ma part, toutes et tous touchent à d’autres domaines aussi variés que l’ingénierie, la chimie, le game design, etc.
Philibert : Comment se déroule la recherche des clients ?
Antoine : C’est très varié : ça passe par beaucoup de veille sur les forums ou les réseaux sociaux, car il arrive que des éditeurs y passent des annonces. Je surveille aussi les projets de financement participatif, car là encore, il n’est pas rare que des porteurs de projets recherchent des traducteurs. Enfin, il y a aussi la présence physique, j’essaie de me déplacer sur les salons importants pour discuter avec les clients et me faire connaître auprès de nouveaux éditeurs. Ma meilleure carte de visite reste ce que j’ai déjà traduit, car le milieu du jeu de société est un petit milieu où le bouche-à-oreille fonctionne bien.
Philibert : Côté rémunération, peux-tu nous en dire plus sur la manière dont est payé un traducteur dans le milieu ludique ?
Antoine : Cela dépend des traducteurs, l’usage est de payer au mot ou au caractère, d’autres se font payer à l’heure. Il peut y avoir des réductions de tarif sur des volumes importants comme les jeux narratifs. L’essentiel est de trouver un terrain d’entente avec l’éditeur, sans jamais perdre de vue qu’une bonne traduction demande nécessairement du temps, donc du budget.
Philibert : Est-ce qu’un jeu a été particulièrement difficile à traduire ?
Antoine : Très récemment, Voidfall chez Mindclash Games. C’est un jeu avec un très gros volume de texte, mais surtout, je recevais toutes les semaines des mises à jour parce que les fichiers de travail n’étaient pas définitifs. J’ai traduit jusqu’à trois fois certains paragraphes : la première version reçue, la correction et la correction de la correction. Un vrai cauchemar, d’autant que j’avais bien insisté au départ sur l’importance de fournir des fichiers définitifs.
Philibert : Qu’est-ce qui t’intéresse le plus dans ton métier ?
Antoine : Je mesure chaque jour la chance que j’ai de pouvoir travailler dans un univers que j’aime. Chaque mission est aussi l’occasion de découvrir un nouveau jeu et une nouvelle histoire. J’ai une préférence pour les jeux à caractère historique ou ceux qui ont un important aspect narratif. Mention spéciale aux jeux avec un thème extrêmement précis, comme la construction de voies de chemin de fer en Autriche entre 1839 et 1857 (oui ça existe !).
Philibert : As-tu un conseil pour les aspirants traducteurs ?
Antoine : Ne jamais négliger la valeur de son travail, ne jamais le brader, et plus généralement ne pas se laisser enfermer dans le syndrome de l’imposteur. C’est difficile de s’en rendre compte au début, mais votre travail a un prix, et vous ne devez pas laisser des clients vous dire le contraire ou chercher à négocier vos devis si vous estimez que vous les avez correctement établis.
Philibert : As-tu une anecdote ou un souvenir marquant à nous raconter depuis que tu exerces dans le jeu ?
Antoine : Je garde un excellent souvenir de la cérémonie de l’As d’Or 2023 à Cannes, où Charles-Amir, le patron de Super Meeple, m’a personnellement remercié et a salué la qualité de la traduction d’Ark Nova en allant chercher son prix, devant un auditorium qui devait rassembler la plupart des acteurs du milieu ludique francophone. J’en ai été particulièrement touché, car comme on l’a vu plus haut, c’est un travail de l’ombre qui n’est pas souvent reconnu à sa juste valeur, alors quand il l’est, ça fait tout de même bien plaisir. C’est ce genre de moment qui donne l’énergie de continuer !