Sierra est un jeu singulier, par son univers graphique sans pareil, et son histoire qui trouve ses origines bien loin de nos frontières. Nous vous proposons d’en apprendre plus sur les racines du jeu à travers les interviews de son éditeur, Blam! représenté par Simon Villiot, et de son auteur, Pierre Buty.
Interview de Simon Villiot, directeur éditorial et fondateur de BLAM!
Comment le jeu s’est-il retrouvé sur le bureau de BLAM! ?
Simon : Pierre m’avait proposé de tester son nouveau jeu en 2023, mais pour y jouer dans de bonnes conditions, à l'époque, il fallait être au moins quatre. Du coup, nous avons profité d’une soirée réunissant les auteurs et autrices de Cartaventura, lors du FIJ 2023 pour y jouer. C'était un moment très agréable, qui a permis de faire des premières parties concluantes. Et malgré le bruit du bar, chaque équipe était vraiment dans sa bulle, c'était vraiment top !
L’auteur est un habitué de la maison. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration au long cours ?
Simon : Nous avons commencé à travailler avec Pierre Buty lors du développement d’un de ces premiers jeux, Cerbère. C'était une super rencontre et nous étions très heureux lorsque nous avons su qu’il allait être signé chez La Boite de Jeu. Nous avons ensuite gardé contact et lorsque nous avons commencé à chercher de nouveaux scénaristes pour Cartaventura, cela est apparu comme une évidence de nous tourner rapidement vers lui, au vu de son expérience de “narrative designer” dans le jeu vidéo et pour les enquêtes de Chronicles of Crime. Depuis, il a écrit quatre Cartaventura (deux classiques, Caravanes, Cosmologia et les deux versions spéciales, Les Trois Mousquetaires, Au nom du Roi et L'Honneur de la Reine), ainsi qu’une des Enquêtes Express.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières en lien avec l’édition du jeu ?
Simon : Le jeu a été un véritable défi de A à Z… Tout d’abord au niveau du matériel, car réaliser ces fameuses cartes découpées comme des sommets de montagne, de surcroît toutes de façon différente, a vraiment été un travail de longue haleine. Il a ainsi fallu faire de nombreux allers-retours avec l’usine pour savoir ce qu’il était possible de faire ou non. Sans compter qu’Audrey, l’illustratrice du jeu, faisait toutes ses illustrations de façon traditionnelle (à la main). Nous avions donc peu de marge de manœuvre une fois son travail achevé. Tout était question de constamment s’adapter aux contraintes.
Au niveau du gameplay (optimisation des règles de jeu), le jeu a également demandé pas mal de travail et nous ne remercierons jamais assez Pierre d’avoir été d’une flexibilité incroyable pour parvenir au résultat final ! Il a en effet fallu trouver des solutions à plusieurs problèmes, comme rendre le jeu jouable et satisfaisant pour un groupe de joueurs impair, pour un groupe de moins de 4 joueurs et enfin pour les joueurs solitaires. Comme nous ne voulions pas de modes de jeu “faiblards”, nous avons dû redoubler d’efforts pour parvenir à nos fins.
Enfin, nous avons eu énormément de discussions, à la fois avec Pierre et aussi le reste de l’équipe BLAM! pour trouver comment mettre en valeur l’originalité du jeu (le fameux système de jeu en semi-coop), tout en démontrant qu’il reste simple d’accès et fluide.
Le thème était-il présent dès le proto ?
Simon : Le jeu est directement inspiré d’un voyage en Amérique du Sud vécu par Audrey et Pierre. Le thème était donc présent dès le départ, dès la première version du jeu à laquelle nous avons eu accès.
Nous sommes d’ailleurs en pleine préparation d’un documentaire dans lequel Audrey et Pierre sont interviewés pour nous raconter toute l’histoire de la création du jeu. Ce documentaire sera dévoilé sur notre chaîne YouTube @blamedition dès le 04/01 prochain (petite promotion au passage !).
Le jeu a-t-il eu d’autres noms ?
Simon : Non ! Pour une fois, le nom du jeu n’a pas changé en cours de développement et d’ailleurs, à aucun moment il n’a été remis en question.
Les illustrations sont signées Audrey Marcaggi. Que pouvez-vous nous dire sur cette artiste au parcours étonnant qui fait son entrée dans le monde ludique ?
Simon : Audrey est en fait la compagne de Pierre Buty, et c’est elle qui avait illustré le premier prototype du jeu. Son style nous ayant paru tout de suite évident pour le jeu, nous n’avons pas mis longtemps pour prendre la décision de nous lancer dans l’aventure avec elle. Sa vision artistique singulière ainsi que son talent incroyable pour illustrer ses carnets de voyage ont donné vie à un style véritablement original et même envoûtant pour Sierra. Nous n’avons pas peur de dire qu’il s’agit là d’une véritable œuvre d’art ludique !
Une anecdote ou un souvenir particulier sur le jeu ?
Simon : Au vu de l’histoire vraiment originale de la création du jeu, née du voyage de Pierre et Audrey en Amérique du Sud, et plus précisément dans la Cordillère des Andes, nous souhaitions que le jeu en porte vraiment la trace. C’est pour cela que nous avons décidé d’inclure une campagne scénarisée permettant de revivre leur voyage à travers des “missions”, étape par étape.
C’est ainsi qu’Audrey et Pierre se sont replongés dans cette aventure d’il y a déjà quelques années, à travers leurs photos, leurs souvenirs et les oeuvres d’Audrey. Grâce à eux est né un magnifique carnet de voyage ludique sous forme de campagne qui, nous l’espérons, fera vivre le même périple et ressentir les mêmes émotions aux joueurs à leur tour !
Interview de Pierre Buty, auteur de Sierra
Comment est née l’idée du jeu ?
Pierre : Début 2022, après les confinements successifs des années covid, Audrey et moi avions besoin de voir le monde. Notre choix s’est porté sur l’Amérique latine, et nous avons passé plusieurs mois à voyager le long de la Cordillère des Andes.
Les paysages étaient saisissants, immenses, avec des couleurs vibrantes… rien à voir avec ce qu’on a l’habitude de voir en France. Nous avions envie de partager ça. Audrey prenait des photos et faisait des croquis dans son carnet. Qu’est-ce que je pouvais faire avec mes outils à moi ? J’avais envie de créer un jeu là-dessus, un jeu pour faire ressentir un peu de l’émerveillement qui était le nôtre. Cela a été le point de départ.
Très vite, j’ai aussi eu envie que le jeu parle de la relation de couple. En voyage comme dans la vie, être deux, c'est à la fois une source de bonheur et de frustration. L’autre a des limites, des besoins, des envies qui peuvent être différentes des nôtres. Il faut sans cesse trouver des compromis, mais c’est comme ça qu’on avance ensemble et qu’on peut vivre des choses qu’on n’aurait pas trouvées par soi-même.
Cela m’a semblé être une source de tension intéressante à exploiter dans un jeu, je ne crois pas l’avoir vraiment vue ailleurs. Et ça parlait de nous, pendant ce voyage, à ce moment-là de notre vie… Cela donnait une âme au concept. Ça le rendait spécial.
Quand avez-vous commencé à travailler sur le jeu ? Et combien de temps a demandé son développement ?
Pierre : J’ai commencé sur place, en plein voyage. J’ai trituré des mécaniques dans ma tête pendant quelques semaines jusqu’à trouver le cœur du jeu et j’ai bricolé un premier prototype avec des feuilles colorées trouvées dans une librairie. Audrey a immédiatement accroché au concept quand je lui ai fait tester pour la première fois. On était encore très loin du but, mais c’était encourageant.
Ironiquement, pour l’expérience de « couple » que je visais (et qui allait donner le mode semi-coopératif de Sierra), il fallait jouer au moins à quatre joueurs. Mais quand on se balade au bout du monde, des joueurs, on n’en a pas. On ne pouvait donc effectuer les tests qu’à deux. Alors j’ai laissé cet aspect-là de côté au début.
Audrey expérimentait à ce moment-là des nouvelles techniques de dessins au pastel et des collages de papier déchiré pour son carnet de voyage. Cela a nourri mes propres recherches. C’est devenu une partie centrale du gameplay.
De retour en France, les choses sont allées très vite. En six mois, le jeu avait pratiquement trouvé sa forme finale. Je l’ai amené au FIJ 2023, où il a eu un franc succès. BLAM! s’est immédiatement positionné dessus. Il y a eu un développement intense depuis, mais le jeu est prêt à sortir en septembre. Cela fait donc au total deux ans et demi entre le moment où j’ai eu l’envie initiale et la sortie du jeu. C’est court par rapport à la moyenne des jeux du marché. En tout cas, c’est beaucoup plus court que mes autres jeux !
Aviez-vous des sources d’inspiration précises pour le jeu ?
Pierre : Pas vraiment. On peut dire que Sierra est une recette originale, faite avec des ingrédients qu’on connaît bien. Le draft, la construction de tableau, le cumul d’objectifs, ce sont des mécaniques de jeu que l’on retrouve régulièrement dans le paysage ludique. La mise en commun d’éléments de jeux pour déterminer un score personnel, également : il y a des précédents dans Between Two Cities, Splito ou même le poker.
Les saveurs vraiment nouvelles viennent des cartes découpées qui s’alignent pour former visuellement des lignes de crêtes, et cette fameuse relation de « couple » qui s’installe entre les joueurs. Et c’est déjà pas mal. Cela crée une sensation différente de ce que l’on voit d’habitude.
Avez-vous rencontré des difficultés ou des facilités lors du développement du gameplay ?
Pierre : Le cœur des mécaniques du jeu sont venues très facilement. Il y a eu des détours et des impasses, bien sûr. Quelques moments fastidieux pour équilibrer finement le jeu, aussi. Mais je ne me souviens pas m’être beaucoup pris la tête. Si c’est allé aussi vite, c’est que c’était facile.
Le seul point vraiment épineux a été de trouver une bonne façon de gérer un nombre impair de joueurs. Simon avait insisté pour qu’à 5 ou à 7 joueurs, il n’y en ai aucun tout seul alors que les autres étaient « en couple » par deux. Il voulait qu’on puisse faire du « triolisme ». Avec le recul, il avait raison, mais je freinais des quatre fers. C’était très difficile. La logique du jeu était basée sur le fait d’être deux : il y a deux actions possibles dans le jeu, chaque joueur en accomplit une un tour sur deux, quatre fois chacun... Cela tournait comme une horloge, et ne laissait pas de place pour un groupe de trois joueurs.
Les premières tentatives étaient lourdingues : on découpait des actions, tous les joueurs du groupe de trois n’avaient plus la même importance… Bref, des résultats très éloignés de la simplicité et de la fluidité que je voulais. J’ai fini par trouver une solution, un truc radical qui m’a surpris moi-même. Mais ça marche, c’est simple, ça crée une distorsion intéressante et surtout, on n’a plus de joueur tout seul dans une partie en mode « équipes ». Finalement, cela a donc rendu le jeu meilleur.
Une anecdote particulière sur le jeu ?
Pierre : Trois semaines avant le bouclage (l’envoi des fichiers à l’usine), Simon est venu me trouver pour me dire : « Tu sais ce qui manque dans le jeu ? Un mode campagne. » Je me suis dit qu’il avait craqué.
On avait déjà plein de façons de jouer à Sierra. Le mode en équipes, bien sûr, avec sa relation de couple (ou de trio, maintenant). Mais historiquement, on avait commencé à jouer à deux, l’un contre l’autre avec Audrey, et j’y avais beaucoup joué tout seul. On pouvait jouer de 1 à 8 joueurs, en compétition, en coopération, en équipes… C’était déjà une force, cette diversité de configurations, et de mon point de vue, c'était assez. Pourquoi aller chercher un mode campagne avec du contenu qu’il fallait concevoir, playtester, décorer, rédiger en moins de trois semaines, alors qu’on était déjà à la bourre ?
Simon trouvait que les modes solo ou coopératifs déjà inclus n’étaient pas “forts”, que ce n’était pas assez motivant de juste faire des high-scores. Il voulait en profiter pour raconter quelque chose aux joueurs, partager un peu de notre véritable expérience de voyage, avec des changements de règles pour faire ressentir la différence entre chaque étape. Finalement, il nous a convaincus. C’était galère, mais on l’a fait.
Ce n’était pas facile de parler de soi comme ça à l’intérieur d’un jeu. Nous avions l’impression de nous exposer sans savoir si cela intéresserait qui que ce soit. Mais toute l’équipe est très satisfaite du résultat. C’est maintenant aux joueurs de nous donner leur avis.