El Dictador est un jeu d'ambiance à l'humour décapant ancré dans une imagerie de propagande soviétique léchée. Nous avons voulu en savoir plus sur ce projet ludique intrigant en échangeant avec Dorian Migliore, auteur et éditeur du jeu. L'occasion de découvrir, entre autres, ses motivations et sa vision sur l'usage de l'IA. Une discussion fort passionnante !
On comprend rapidement que vous êtes un touche-à-tout ! Pouvez-vous vous présenter ?
Dorian : Je suis directeur artistique, ce qui signifie que j’accompagne des projets pour leur donner une identité visuelle et narrative forte. Que ce soit pour des marques, des lieux culturels, des spectacles ou encore des projets plus atypiques, mon objectif est de créer une cohérence entre la vision du créateur et le public qu’il souhaite toucher. Mon activité tourne principalement autour du graphisme et de la vidéo - je suis moi-même graphiste et réalisateur -, et c’est justement ce qui m’a permis de donner vie à ce projet ludique.
Quels sont vos secteurs d’activité ?
Dorian : Je navigue entre plusieurs domaines, du spectacle vivant à la musique, en passant par la réalisation vidéo et, plus récemment, la création de jeux de société. Un jour, je peux travailler avec un musée, le lendemain avec une chaîne YouTube… L’idée étant de construire une direction artistique forte et cohérente pour chaque projet.
Existe-t-il un point commun entre vos différentes activités ? Qu’est-ce qui vous motive ?
Dorian : Ce qui m’anime, c’est la création d’univers ! L’idée avec El Dictador était justement de pouvoir mettre mon savoir-faire au service d’un projet personnel : utiliser mes compétences en graphisme et illustration pour concevoir le jeu, puis en photographie et vidéo pour assurer sa promotion sur les réseaux. Aujourd’hui, la communication visuelle est essentielle, surtout pour un jeu indépendant.
Comment en êtes-vous arrivé à créer un jeu de société ? Comment est née l’idée du jeu ?
Dorian : Je collabore régulièrement avec un ami, Nicolas Trüb, qui est designer d’objets et propriétaire de La Boutique du Futur à Montrouge. Dans sa boutique, il propose des créations inspirées, entre autres, de l’iconographie soviétique. Loin de l’aspect purement politique, c’est un univers graphique très marqué qui m’a tout de suite inspiré. Je me suis demandé : "Et si cette boutique avait son propre jeu ?" Étant particulièrement intéressé par l’affiche et l’esthétique de la propagande, j’ai immédiatement visualisé ce à quoi cela pourrait ressembler. Quant à la mécanique du jeu, elle s’est imposée naturellement en fonction du thème !

Êtes-vous joueur ? Si oui, comment "consommez-vous" le jeu ?
Dorian : Oui, bien sûr ! Mais surtout, j’aime convertir ceux qui ne jouent pas. Vous savez, ceux qui disent : "C’est trop long", "C’est trop compliqué" et qui, au bout de 10 minutes, sont à fond et en redemandent. J’aime les jeux accessibles, aux règles simples, qu’on peut expliquer en 2 minutes, et qui créé de la complicité, du lien social. En tant que créateur, mon objectif est de retrouver cette accessibilité en combinant des mécaniques efficaces à un univers décalé et un humour au millième degré.
Alors, c’est quoi El Dictador ? Pouvez-vous nous en dire plus sur son concept ?
Dorian : Le principe est simple : accumuler le plus de votes pour être élu dictateur avant que la carte du dépouillement ne soit tirée. C’est une mécanique proche du Mille Bornes, mais au lieu d’accumuler des kilomètres, on collecte des votes, et tout le jeu repose sur la stratégie pour éviter de se les faire piquer… ou, mieux encore, voler ceux des autres ! Entre fraude électorale, propagande et putsch, tous les coups sont permis. La carte du dépouillement est placée aléatoirement parmi les 10 dernières cartes, donc il faut être malin et poser ses votes avant qu’il ne soit trop tard !
Combien de personnes ont été impliquées dans le projet ?
Dorian : J’ai conçu l’essentiel du jeu seul, mais il n’aurait jamais atteint ce niveau de qualité sans l’aide précieuse de plusieurs personnes. Olivia G., éditrice de formation, a relu et corrigé l’intégralité des textes (règles et cartes), évitant ainsi de nombreuses coquilles et incohérences qui auraient pu passer à la trappe. Nicolas T. a endossé le rôle du dictateur dans les vidéos promotionnelles, apportant une touche d’humour et de théâtralité au projet. Enfin, Thomas C. m’a accompagné sur tout le processus de fabrication, ce qui a été clé pour garantir un produit final à la hauteur. Sans oublier tous les joueurs et non joueurs qui m’entourent qui ont essuyé les plâtres pendant de nombreuses parties test et sans qui je n’aurais pas pu ajuster le jeu correctement !

Côté illustrations, vous vous êtes appuyé sur une base de créations générées par IA. Son usage dans les milieux créatifs fait encore débat. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Dorian : En réalité, El Dictador était prêt mécaniquement depuis deux ans, mais faute de temps et de budget, je l’avais mis de côté. Quand l’IA générative est arrivée, j’ai voulu voir si elle pouvait m’aider à illustrer ce projet resté en suspens. Les premiers essais étaient bluffants, mais remplis d’erreurs. J’ai donc tout retravaillé à la main : correction des visages et des mains, harmonisation des couleurs… Aujourd’hui, créer un univers 100 % cohérent avec l’IA reste très compliqué. Au final, sans l’IA, El Dictador n’aurait peut-être jamais vu le jour, mais je la considère uniquement comme un outil parmi d’autres. Elle doit être au service de la vision créative, pas la remplacer.
Quel est votre point de vue sur l’usage de l’IA ?
Dorian : Il y a beaucoup d’idéalisation et d’hypocrisie autour de ce débat. Certains reprochent de voler le travail des artistes, alors que dans la réalité, beaucoup d’illustrateurs professionnels utilisent déjà l’IA dans leur processus de création, sans forcément le dire. La vraie question, ce n’est pas est-ce que l’IA vole ? Mais est-ce qu’on l’utilise intelligemment ? Si quelqu’un se contente de taper un prompt et d’imprimer un jeu sans retouche, alors oui, c’est du travail bâclé. Mais si un créateur l’intègre dans un processus, la retravaille, la réinterprète, alors c’est juste un levier cognitif, comme un musicien qui passe du piano acoustique au synthétiseur.
Aujourd’hui, de nombreux éditeurs utilisent probablement déjà l’IA pour tester des directions artistiques avant de faire intervenir un illustrateur qui va homogénéiser et humaniser le rendu final. L’IA ne remplace pas la vision humaine, elle accélère le processus. C’est un peu comme dire que l’ordinateur a remplacé l’écrivain… Non, il l’a aidé à écrire plus vite, à mieux structurer son texte.
On a déjà vu ce débat avec d’autres innovations. À l’époque, on disait que la photographie allait tuer la peinture. Puis, que la peinture numérique allait tuer la peinture traditionnelle. Aujourd’hui, on dit que l’IA va tuer l’illustration. C’est oublier une chose essentielle : ce n’est pas l’outil qui fait l’artiste, c’est la vision. Un bon artiste avec une IA restera un bon artiste. Un mauvais artiste avec une IA restera un mauvais artiste. Ce qui fait la différence, ce n’est pas le pinceau, c’est la main qui le tient.
Les artistes qui ont une vraie patte, une vraie direction artistique, continueront d’exister et même d’être valorisés. Pourquoi ? Parce qu’à une époque où l’IA peut produire des images en masse, ce qui a de la valeur, c’est l’identité, la personnalité, la signature humaine. Un éditeur ne voudra pas simplement des illustrations "génériques", il voudra un univers unique, avec une cohérence et une intention artistique forte.
L’IA, c’est un peu comme l’arrivée du synthétiseur dans la musique : certains ont crié à la fin des instruments acoustiques, alors qu’en réalité, elle a ouvert de nouveaux horizons. Ce qui fait le succès d’un jeu, ce n’est pas uniquement ses illustrations, mais un tout : son gameplay, son univers, son humour.

Combien de temps a demandé le développement du jeu ?
Dorian : Même si beaucoup pensent que l’IA m’a permis de réaliser le jeu en un clic, c’est loin d’être le cas ! Entre les ajustements de la mécanique, les soirées de test, la génération et la retouche des images, la mise en page des cartes et des règles, le financement participatif, la création des vidéos… Si je mets tout bout à bout, ça représente environ un an et demi de travail.
Êtes-vous parvenu à créer le jeu que vous aviez en tête ? Avez-vous dû faire des concessions ?
Dorian : Oui, totalement ! La seule vraie concession, c’est sur la fabrication. La première édition était 100 % made in France, mais vu les coûts élevés en petite quantité, j’ai dû me tourner vers une production en Europe pour garder un bon équilibre.
Quels sont vos objectifs en termes de ventes ?
Dorian : Aujourd’hui (mars 2025), 821 exemplaires ont été vendus et le jeu est présent dans une dizaine de boutiques. Mon objectif est de franchir les 1 000 ventes, puis d’atteindre les 5 000.
Avez-vous en tête d’autres projets ludiques ?
Dorian : Oui ! J’ai deux prototypes en phase de test, mais surtout… on me demande déjà une extension ! Alors, à voir comment la suite s’écrit…
