Chez Philibert, nous sommes fiers de compter des partenaires animés par une flamme intarissable pour la chose ludique. À travers leurs différents contenus, chacun de ces passionnés contribuent à rendre notre écosystème toujours plus vivant et attrayant. Pour leur rendre hommage, nous vous proposons de découvrir les personnes qui se cachent derrière ces plateformes à travers notre série d’interviews “5 Questions à…” Ce mois-ci, nous avons eu le bonheur d’échanger avec Grégory Isabelli de Board Game Arena.
Philibert : Peux-tu te présenter et nous dire ce que tu fais dans le milieu ludique ?
Grégory : Bonjour ! Je suis Grégory Isabelli, j'ai 42 ans, et je suis le fondateur et dirigeant de Board Game Arena ("BGA") depuis 12 ans.
BGA, c'est un service qui propose de jouer en ligne à plus de 500 jeux de société différents contre ses amis ou contre le monde entier. Il y a aujourd'hui plus de 8 millions de joueurs inscrits et des millions de parties jouées chaque mois. On peut dire que c'est la plus grande table pour jouer aux jeux de société au monde.
Une bonne partie des jeux sont gratuits. Vous pouvez venir les essayer avant de les acheter. La plupart des jeux ont même des tutoriels pour vous apprendre à y jouer facilement. Une partie du catalogue, surtout les jeux les plus populaires, sont "Premium" et il vous faut un abonnement pour y jouer... et aussi en faire profiter vos amis, car vous pouvez les inviter qu'ils soient Premiums ou non.
Actuellement, les jeux les plus populaires sont Les Aventuriers du Rail, Catan, Wingspan, Azul, Carcassonne et Splendor. Nous avons (et nous aimons) vraiment tous les types de jeux. Nous proposons des jeux plutôt "gamers" comme Barrage, Great Western Trail ou Terra Mystica, des jeux d'ambiance très simples comme le 6 qui prend, Can't Stop ou King of Tokyo, et même des classiques comme la Belote ou les échecs.
J'ai l'immense privilège aujourd'hui de travailler entouré de 7 personnes merveilleuses qui font tourner et animent ce service, avec l'aide précieuse de la communauté des joueurs qui est très investie dans le site à de multiples niveaux. C'est aussi un vrai bonheur d'évoluer dans le milieu ludique que je trouve professionnellement extrêmement sain et agréable, aussi bien chez les éditeurs que chez les auteurs et les autres acteurs du milieu.
Philibert : Peux-tu nous raconter l’histoire de BGA ?
Grégory : Au cours des années 2000, j'ai créé plusieurs jeux en ligne, principalement des jeux de Civilisation multijoueurs. La mode était aux jeux sur navigateurs, et j'ai fait deux essais successifs dans ce domaine. Le dernier essai était un jeu de Civilisation qui proposait non pas de diriger des nations entières, mais quelque chose de beaucoup plus "bac à sable", où des gros groupes de joueurs devaient développer ensemble les mêmes régions et les mêmes villes. Le jeu les laissait former eux-mêmes les organisations nécessaires au fonctionnement de l'ensemble, de la manière qu'ils le souhaitaient. J'étais plutôt satisfait de l'aspect "réseau social" du jeu : les joueurs formaient des groupes et discutaient via les forums ou via les "fils d'actus" de type Facebook, et on voyait une petite société se former. Cependant, malgré son potentiel, le jeu est resté assez confidentiel.
À cette période, j'ai commencé à jouer de manière régulière à des (bons) jeux de société et ça m'a permis de comprendre la raison du non-succès de ce projet : mon jeu était ludiquement mauvais, et j'étais très probablement un mauvais auteur. Pile à ce moment, je suis tombé sur un article technique expliquant comment on pouvait mettre à jour une page web en temps réel sans aucune intervention de l'utilisateur, ce qui est commun aujourd'hui mais très rare à l'époque. Ça a été le déclic : il suffisait de reprendre le réseau social que j'avais créé, d'en retirer le jeu qu'il contenait, de mettre à la place les excellents jeux de société que j'avais découverts, et d'utiliser cette nouvelle technologie pour permettre d'y jouer en temps réel en ligne. Neuf mois plus tard, en juin 2010, "Tournoi en ligne", le prédécesseur de BGA, est né.
Le succès du site quasi immédiat a été une belle surprise, et en même temps un problème, car je n'avais demandé aucune autorisation pour les jeux que je proposais sur mon site. Je n'avais aucun contact dans le monde ludique et tous ses acteurs me paraissaient hors de portée. Fin 2010, avec une dizaine de jeux au compteur, j'ai commencé à recevoir des courriers d'avocats ou d'huissiers me demandant de fermer le site. Il fallait faire quelque chose...
C'est à ce moment-là qu'Emmanuel Colin, mon associé, a rejoint l'aventure. Nous avons fait ce qui était nécessaire : légaliser le site en contactant les ayants droits, retirer les jeux pour lesquels c'était impossible, et lancer une version rénovée et internationale du site : Board Game Arena. Le site était entièrement gratuit, car nous faisions cela par plaisir. Nous avons vite été rejoints par toute une communauté de joueurs qui ont voulu mettre la main à la pâte pour développer des nouveaux jeux, traduire le site dans toutes les langues ou nous aider pour la modération. De développeurs de jeux, nous sommes devenus développeurs d'outils pour que la communauté crée des jeux. C'est de cette manière et grâce à l'aide précieuse de cette communauté que nous avons pu continuer à gérer le service... sur notre temps libre, car ce que le site rapportait servait essentiellement à le faire fonctionner !
En 2016, nous avons fait le constat que malgré le succès du site, il lui manquait une touche "professionnelle". Par ailleurs, nous n'arrivions pas à attirer les "best-sellers" car leurs éditeurs préféraient les "monétiser" grâce à des applications mobiles payantes. Nous avons alors lancé les jeux "Premium", réservés à nos abonnés. En parallèle, la partie "gratuite" du site continuait à bénéficier de l'apport de la communauté. Ce modèle "dual" nous a permis de nous consacrer à plein temps à BGA, mais aussi d'attirer des jeux très populaires comme Carcassonne, 7 Wonders ou Kingdomino, tout en gardant ce qui fait la force et le charme de BGA, à savoir son modèle communautaire.
En 2020, nous étions déjà un service très populaire lorsque la pandémie est arrivée et que tout le monde a découvert qu'il existait un site permettant de jouer aux jeux de société depuis chez soi. En 10 ans, nous n'avions jamais fait de publicité, et d'un seul coup tous les médias se sont mis à parler de nous... Sur le court terme, ça a été apocalyptique de gérer cet afflux de joueurs, et en même temps la pression était énorme, car il s'agissait de maintenir à flot l'un des seuls moyens pour les joueurs de pratiquer leur passion. Nous avons dû embaucher en urgence deux salariés et multiplier par dix la capacité du service en réécrivant des parties entières.
En 2021, BGA a rejoint le groupe Asmodée. Nous avons pris conscience que BGA était devenu un bébé vraiment important pour le monde ludique, trop important pour qu'il ne dépende que de ses fondateurs. Nous sommes très heureux de lui avoir trouvé une nouvelle maman ! Depuis l'an dernier, avec tout le travail en cours sur la rénovation du site et avec les sorties de Catan, Splendor, Azul, King of Tokyo, Wingspan ou encore Les Aventuriers du Rail, BGA se porte mieux que jamais :) Asmodée a réussi à conserver le positionnement particulier de BGA, et notamment une certaine indépendance qui nous permet de travailler avec l'ensemble du monde ludique. Entre de telles mains, je suis super confiant pour l'avenir !
Du coup, 2023 sera probablement pour moi l'occasion de tourner la page : l'équipe est solide, le site se porte bien, et je ne crois pas que les dirigeants qui s'accrochent à leurs fauteuils fassent du bien sur le long terme à leur création. On est allé bien au-delà de ce qui était au tout départ un simple projet amateur, et il est temps que le jeu de société redevienne une simple passion pour moi :)
Philibert : Peux-tu nous raconter le parcours classique qu’un jeu doit emprunter pour se retrouver sur BGA ?
Grégory : Il y a plusieurs voix possibles, mais cela commence en général par une discussion entre nous et l'éditeur original du jeu. Nous définissons d'abord le projet : est-ce que l'adaptation en ligne a pour objectif de rendre le jeu physique plus connu et plus populaire, ou est-ce que l'éditeur souhaite prolonger en numérique un succès déjà existant ? Quel est le bon timing ? À quel point l'éditeur est prêt à s'investir dans le projet ?
Nous avons globalement des solutions pour tous les éditeurs, quelles que soient les réponses à ces questions. Nous les avons mis en place, car nous aimons les jeux, tous les jeux, et donc nous avons fait en sorte d'avoir une offre souple qui s'adapte à chaque situation. Dans certains cas, nous proposons de mettre le jeu en accès gratuit et dans d'autres, nous proposons un accord de partage de revenus pour que l'éditeur tire des royalties de l'adaptation BGA. Dans certains cas, nous embauchons des développeurs pour s'occuper des adaptations, dans d'autres, nous laissons à la communauté des joueurs le soin de développer le jeu.
Lorsque le développement démarre, l'éditeur nous fournit les fichiers graphiques du jeu original. Le développement prend en général entre 2 et 4 mois, pendant lesquels les développeurs sont relativement autonomes. Ensuite, dès que le jeu est jouable de bout en bout, et même s'il n'est pas tout à fait finalisé, nous le mettons en "Alpha" sur BGA où il est disponible pour des joueurs expérimentés que nous avons sélectionnés. Recueillir l'avis de ces joueurs est indispensable pour faire en sorte que la qualité de l'adaptation soit au top. Qui est mieux placé que les joueurs eux-mêmes pour évaluer la qualité d'une adaptation ?
Une fois cette étape passée, l'éditeur doit valider que l'adaptation est prête pour sa mise en ligne. C'est une étape fondamentale pour nous, car nous trouvons essentiel que l'éditeur s'assure qu'on retrouve en ligne les sensations que procure le jeu physique. Le jeu passe alors en version "Beta" et il est disponible pour tout le monde.
Lors de cette dernière étape, nous vérifions une dernière fois que tout fonctionne comme prévu, et nous observons la popularité du jeu sur BGA. En fonction de son succès, nous choisissons ensuite de le "pousser" plus ou moins rapidement dans nos actualités. Le jeu est alors officiellement "disponible sur BGA" :)
Philibert : La question piège... le jeu de société, physique ou numérique ?
Grégory : Les deux… et ce n'est pas du tout un piège ! Lorsque je reçois quelqu'un à la maison, il ne me viendrait pas une seconde à l'idée de jouer à un jeu de société numérique. Je crois que personne n'aime être assis avec un écran en face de quelqu'un d'autre assis avec à un autre écran...
Par contre, à distance, c'est très agréable de jouer en numérique. Avec des amis ou des collègues, il y a l'avantage de pouvoir en même temps se parler grâce à des micros/casques, et on arrive à des ambiances assez extraordinaires. J'ai des souvenirs de parties mémorables par ce biais. Contre des adversaires inconnus, il y a l'avantage de trouver des joueurs avec un niveau exceptionnel. Il y a plusieurs jeux que j'ai redécouverts en y jouant en ligne, car personne dans mon entourage n'y jouent de la manière dont les "pros" appréhendent ces jeux...
Philibert : Quel est ton premier souvenir ludique ?
Grégory : Ça remonte à loin, ça va faire dinosaure ! J'ai découvert les échecs très tôt, grâce à mon père. J'avais aussi des vieux magazines Jeux & Stratégie à la maison que j'ai dû relire 50 fois. Mais ma première vraie révélation a été numérique avec le premier Civilization de Sid Meier sur PC. Je n'ai pratiquement dû jouer qu'à ce jeu et à ses successeurs pendant des années.
Il y avait peu de bons jeux de société à l'époque. Je jouais principalement à Risk avec le même groupe de joueurs et bien sûr nos propres règles personnalisées. J'ai aussi accumulé une collection impressionnante de Casus Belli alors que je ne me suis jamais engagé dans le jeu de rôle. J'ai toujours trouvé qu'un scénario de jeu de rôle laissait beaucoup plus de place à l'imagination qu'un roman où tout est fermé !
Je ne me suis vraiment mis aux jeux de société qu'après la fin de mes études, lorsque j'ai trouvé un groupe de joueurs qui me convenait. Le déclic a dû se produire durant une partie de Tikal, Java ou RoboRally, très peu de temps finalement avant de se lancer dans l'aventure BGA.
Philibert : Et enfin, peux-tu nous donner ton TOP 5 (subjectif) des meilleurs jeux de tous les temps ?
Grégory : La voilà LA question piège, et la réponse sera à 100% subjective et sans aucun ordre précis :
Carcassonne : on peut difficilement plus se rapprocher du jeu idéal. Simple, court, varié, excellent pour les débutants comme pour les joueurs aguerris, et ce, quel que soit le nombre de joueurs.
Hanabi : il existe peu de jeux qui ont créé autant de "meta" autour d'eux, avec des conventions qui tiennent parfois de la religion pour certains joueurs. Les interactions créées par ce jeu sont passionnantes.
Codenames : "on en apprend plus sur quelqu'un en 1h de jeu qu'en une année de conversation". Je ne sais pas si c'est vrai pour tous les jeux, mais ça l'est pour celui-ci.
Pandemic Legacy Saison 1 : pour l'expérience collective assez unique partagée en découvrant ce jeu.
7 Wonders Duel : c'est simple, je ne me souviens pas avoir refusé d'y jouer une seule fois. Un chef-d'œuvre !