L’idée de Spirit Island serait venue à R. Eric Reuss en constatant dans un autre jeu qu’une action « coloniser » n’était pas du tout envisagée du point de vue de son impact sur les populations locales, seulement comme une extension positive. Peu agréablement surpris par la quantité de jeux faisant, l’air de rien, l’apologie de la colonisation ou du capitalisme, il a ainsi eu l’idée de ce jeu original où l’on ne lutterait pas tant à la place des colonisés que pour la nature, hostile non aux hommes en soi mais aux forces de destruction, doublant son anti-colonialisme d’un message écologique. Pour cela, il s’agissait déjà d’impliquer le joueur dans l’univers créé, avec des backgrounds des esprits, des fiches pédagogiques sur les différents Royaumes, deux pages entière de lore, et surtout avec le fantastique travail d’illustration d’une équipe nombreuse, dont TricTrac ne retient que Jason Behnke, alors que le livret lui associe Loic Belliau, Kat G. Birmelin, Cari Corene, Lucas Durham, Rocky Hammer, Sydni Kruger, Nolan N. Nasser, Jorge Ramos, Moro Rogers, Graham Stermberg, Shane Tyree, Joshua Wright. Comme leurs noms n’apparaissent qu’au bas de la dernière page des règles, les citer ici est la moindre des choses. Seuls les jetons Présence sont un peu tristounets, mais largement compensés par l’abondance de figurines pour les explorateurs, villages et villes ! (oui, cela trahit le KickStarter)
Il s’agissait donc de proposer une expérience politique et immersive aux joueurs, tout en répondant à l’exigence de l’auteur d’un jeu profondément tactique au gameplay fort, plutôt qu’une « simple » expérience narrative. Et il est indéniable qu’il y est merveilleusement parvenu, Spirit Island étant parsemé d’idées lumineuses, la puissance croissante des esprits et leur individualité, l’invasion et sa visualisation, l’absence de toute ressource durable, les deux vitesses des pouvoirs… Même dans une configuration identique, chaque partie est différente de la précédente et de la suivante, et pourtant, l’auteur multiplie les variations, complexifications et approfondissements, pour l’une des expériences ludo-narratives les plus inépuisables que je connaisse, et l’une des expériences coopératives asymétriques les plus équilibrées, faisant le mieux la part belle à la communication.
Et surtout… Spirit Island n’est pas si difficile. Il y a des jeux dont j’ai renoncé à décrire l’ensemble des règles, parce que je n’ai pas l’ambition de concurrencer un livret plus illustré, plus synthétique et plus clair, seulement de donner une bonne vision des subtilités du jeu et, quand l’occasion s’en présente, de légers décorticages. Or Spirit Island est extraordinairement clair compte tenu de sa richesse, ses mécaniques tout à fait accessibles, ses pictogrammes évidents et très peu nombreux, grâce à sa bonne conception, et au fait que, persuadé de réaliser un jeu difficile, l’auteur ait multiplié les aides, récapitulatifs, sommaire, glossaire, pour l’une des règles les plus exemplairement pédagogiques que je connaisse. Un jeu simplement bluffant à tous points de vue, mon plus gros coup de cœur depuis Betrayal Legacy au moins.
L'intégralité de ma critique est lisible sur le site VonGuru : https://vonguru.fr/2019/04/12/spirit-island-le-jeu-de-decolonisation-dans-un-monde-de-fantasy/